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Lucie, veuve de guerre

Auguste écrit son ultime carte le 7 juillet 1916, deux jours après avoir été blessé grièvement à l’abdomen :

« Mes chéris, je vais mieux et pense à vous. Je crois que je suis sauvé. Priez pour moi. Je vous adore et je vous embrasse. »

La belle écriture est déformée mais ferme. Elle est encore, à deux jours de la mort, pleine d’énergie.

Lucie la reçoit le 9 juillet ; le cachet de la poste de Remiremont en fait foi.

Au moment où elle lit ce message d’espoir, son époux, à 15h précises, ferme les yeux.

Mais elle ne le sait pas encore. Pendant des jours, elle relira ce message. La carte est abîmée, le texte un peu effacé. Combien de temps attendra-t-elle avant de recevoir la terrible nouvelle ?

On ne le sait pas. Les archives militaires d’Auguste contiennent la copie de l’avis de décès que la mairie de Remiremont a reçu le…20 août 1916 !

En voici le libellé :

9ème Corps d’Armée

Division de Constantine

7ème Régiment de Tirailleurs Indigènes

 

Constantine, le 9 août 1916

 

Le Chef du Bureau Spécial de Comptabilité du 7ème Régiment de Tirailleurs Indigènes à Monsieur le Maire de Remiremont (Vosges)

 

J’ai l’honneur de vous prier de vouloir bien avec tous les ménagements nécessaires en la circonstance, prévenir Madame Marcot, 13 rue du Val d’Ajol, du décès de M. Marcot, Auguste, Alphonse, Capitaine, son mari, mort pour la France le 9 juillet 1916 à l’hôpital d’évacuation N° 13, 6ème armée.

Je vous serais très obligé de présenter à la famille les condoléances de Monsieur le Ministre de la Guerre et de me faire connaître la date à laquelle votre mission aura été accomplie.

Veuillez agréer, Monsieur le Maire, l’assurance de mes sentiments les plus distingués.

 

L’avis officiel du décès envoyé un mois après sa mort !

Quand Lucie a-t-elle appris la disparition de son mari ? On ne le sait pas.

Lucie avec sa belle soeur, Soeur Céleste

En 1918, Lucie est encore très triste. Son grand ami Philippe Ling, qui lui envoie des cartes postales depuis 1901 (elle n’a que 12 ans), lui écrit le 1er janvier : « Mes souhaits les plus sincères pour que le bonheur revienne à la maison. Je souhaite que votre chagrin s’efface pour faire place à un pieux souvenir non douloureux. Je voudrais que vous eussiez des compensations qui vous ramènent la joie dans le cœur, vous êtes trop jeune petite Lucette pour rester indéfiniment dans le noir. »

Lucette restera veuve pendant quatorze ans.

En 1930, elle épouse un homme bon, rescapé des terribles tranchées de Verdun. Il est veuf lui aussi et a quatre enfants. La famille recomposée (six enfants) emménagera bientôt dans une magnifique maison qu’on baptisa à l’époque « Le château », une maison de granit, faite pour durer, une formidable revanche contre la mort.

Découvrons cette « Maison des Vosges » décrite par la petite-fille de Lucie et d’Auguste…

C’est une maison dure et fière

Bâtie en granit rose et gris.

Elle enferme en son corps de pierre

Les trésors d’un passé vivant :

De l’horreur s’écoulait la mort

Et la douleur restait enfouie

Dans les vitrines du souvenir.

Le bonheur s’échappait alors

Des jeux et des larmes et des rires

Des petits enfants…

C’est la maison dure et si douce

De notre enfance

C’est la maison du grand-père. Celui que nous appelions notre « faux grand-père » – lorsque nous étions parvenus à l’âge de comprendre la différence entre un vrai et un faux grand-père – était tout simplement « Grand-Père ».

Vrai ou faux, c’était un grand-père de cœur. Ses yeux délavés, comme s’ils étaient usés à force d’avoir servi, se posaient avec douceur sur les gens. Ils en avaient trop vu pendant la guerre. Aussi les horreurs que nous étions trop jeunes pour soupçonner les avaient un peu éteints. Parfois ils s’emplissaient d’eau. A table, lorsque Grand-Père essayait de raconter Verdun, ils débordaient…Alors il portait un grand mouchoir à sa moustache puis la lissait soigneusement ; enfin il se mouchait bruyamment. Nous les enfants, tout étonnés qu’un homme puisse pleurer et, n’en comprenant pas la raison, nous finissions notre repas sagement.

C’était la grande guerre, celle de 14, qui avait usé notre faux grand-père. Le vrai, le père de notre mère, était « mort au champ d’honneur ». Nous en étions fiers mais il restait pour nous quelqu’un de très abstrait, une sorte de fantôme qui habitait le petit salon toujours fermé. Lorsque nous y étions invités par notre grand-mère, nous entrions en silence dans ce reliquaire toujours plongé dans la pénombre et qui contenait les quelques souvenirs de son défunt mari, armes, drapeaux, croix de guerre…

Elle ne parlait jamais de ce jeune homme disparu. Notre faux grand-père par contre nous répétait « c’était un héros, un grand homme », comme pour compenser le silence de sa femme…

Louis avait épousé Lucie longtemps après la fin de la guerre. Elle était veuve d’officier, une belle femme au port altier. Lui avait traversé la guerre comme simple soldat sans une égratignure. Il en était fier et coupable à la fois.

Il avait repris son métier de boucher et avait « réussi ». Il possédait plusieurs boucheries dans la ville. Il était apprécié pour son honnêteté, son amour du métier et sa politesse.

Leur mariage avait dû susciter bien des commérages dans la petite bourgeoisie de Remiremont…Notre mère, déjà adulte, en avait souffert, les amies s’éloignaient, leurs parents détournaient le regard dans la rue. Elle en voulait à sa mère d’avoir « trahi » ce père vénéré mais tu. Cependant elle aimait notre faux grand-père qu’elle nommait affectueusement « Parrain ». Lui avait un peu peur d’elle, de son franc-parler et de sa témérité de « garçon manqué », mais il l’admirait et l’aimait, comme il aimait ses enfants qu’il considérait comme ses petits–enfants. Lorsque nous faisions des bêtises, il ne nous grondait jamais mais nous l’entendions grommeler dans sa moustache ; alors nous nous échappions en pouffant de rire.

Sa bonté et son indulgence envers les autres étaient reconnues par tous. Aussi peu à peu les habitants de Remiremont l’ont-ils salué avec respect.

Il faut dire qu’il avait amassé une petite fortune avec ses boucheries. Il trônait fièrement au volant de sa luxueuse Dion-Bouton et avait offert à son épouse un « château ». Car c’est ainsi qu’on appelait en ce temps-là la maison. C’était une simple maison bourgeoise mais imposante à cette époque d’après-guerre. Bâtie en granit des Vosges sur deux étages, elle avait une salle de bains ! « Elle traversera les siècles » disait Grand-Père, soucieux de pérenniser une partie de lui-même après que la guerre dévastatrice lui eut enlevé ses deux frères, tombés sur le champ de bataille à ses côtés.

La maison de granit, solidement plantée en lisière d’un bois de sapin, était douce au regard. Le bleu de la façade pareil au ciel de fin  d’été faisait chatoyer les pierres roses et grises qui couraient le long des arêtes des murs. Aujourd’hui elle est devenue uniformément grise, le blanc du nouveau crépi s’est terni et les pierres se sont éteintes.

Un petit jardin de devant conduisait les visiteurs jusqu’au perron. Nous aimions nous y asseoir en famille, à la tombée du jour. C’était aussi le lieu idéal pour les prises de vues familiales sur les marches formant gradins.

Sur la droite fleurissaient des buissons que nous appelions « boules de neige ». Et sur la gauche trônait un chêne. Grand-Père l’avait planté à la naissance de son fils Michel, enfant de son amour tardif pour ma grand-mère. Nous adorions grimper sur les branches de cet arbre. Il offrait un poste d’observation stratégique sur la route menant au club de tennis. Nous pouvions y épier nos partenaires potentiels et nous précipiter vers les courts, en tenue et armés de nos raquettes.

Derrière la maison se déroulait le jardin, tel un tapis aux dessins géométriques. Les allées étaient peignées au râteau, les légumes et les fleurs se partageaient le territoire savamment agencé. Les carrés du potager étaient délimités par de jolis cerceaux plantés en demi-lune dans la terre. Notre préférence allait aux haricots qui se balançaient majestueusement sur leurs piquets et les carottes que nous étions autorisés à croquer, mais seulement après les avoir lavées sous la surveillance du grand-père. Habituellement discret et soumis aux caprices de sa femme, il devenait un homme différent dans son jardin, maître absolu de son domaine. S’il apercevait l’un de nous batifolant dans les allées, il surgissait aussitôt de nulle part et nous comprenions qu’il nous fallait trouver un autre terrain de jeux…

Au fond du jardin, le long du Fouchot, ce ravissant ruisseau où nous aimions barboter, le verger offrait pommes, poires et mirabelles sur un tapis d’herbe et de mousse. Non loin, la « cabane au fond du jardin » abritait une tribu de lapins. Ils nous mordillaient les doigts à travers le grillage de leur clapier. Nous n’avions pas idée que le civet si bien cuisiné par Grand-Père provenait de ces petites boules douces et chaudes.

Derrière la cabane et cachée aux regards se trouvait la fosse à purin. Ce lieu nous était formellement interdit mais nous ne résistions pas à la tentation de jeter un coup d’œil à travers les planches disjointes qui recouvraient le magma nauséabond. Là, notre grand-père, après un tri que nous appellerions aujourd’hui sélectif et écologique,  jetait tout ce qui pourrissait.

Entre l’arrière de la maison et le jardin, une vaste cour permettait toutes sortes de jeux, croquet, échasses, vélo…

Près du garage se trouvait la niche du chien. Celui-ci était censé vivre attaché au bout de sa chaîne mais niche et chaîne étaient souvent vides. En effet notre grand-mère, plutôt sévère avec les enfants, éprouvait une grande faiblesse pour les chiens et les chats. Aussi Rip, à la grande réprobation du maître de maison,  pénétrait-il parfois dans la maison. C’était un brave chien mais impressionnant. L’on disait que son père Sultan était le fruit d’une liaison coupable entre sa mère et un loup…Lorsque Rip mangeait sa soupe, nous faisions un détour pour éviter de passer près de lui. Si un téméraire s’approchait, il le mettait en garde par un grognement terrifiant qui retroussait ses babines…

Notre grand-mère avait aussi un chat, ou plutôt une chatte qui engendrait régulièrement des petits. Elle choisissait les épaisses couettes du 2ème étage pour mettre bas, à la grande fureur de notre mère ! D’une part elle détestait les chats, d’autre part elle devait nettoyer la salle d’accouchement…

Notre grand-père – qui en avait vu d’autres ! – se contentait de saisir les petits êtres piaulant, de les mettre dans un sac et de les noyer dans le bac de la buanderie. Nous n’assistions jamais à ces mises à mort, préférant aller jouer le plus loin possible de la buanderie. C’était un des rares moments d’empathie avec notre grand-mère car tout comme elle nous aurions voulu garder les chatons.

En vieillissant la chatte n’eut plus de petits mais elle « s’oubliait » un peu partout et les odeurs devenaient insupportables. Un jour elle disparut et Grand-Mère la chercha longtemps. Aux regards complices que se jetaient notre grand-père et notre mère, nous comprenions que ces deux-là n’étaient pas étrangers à sa disparition…

Notre faux grand-père veillait avec diplomatie et surtout amour sur sa famille recomposée.

Notre grand-mère avait pu redevenir femme et mère. Elle s’était « ramollie », tempêtait notre mère. En fait elle prenait sa revanche sur la mort et se laissait porter par cet homme ressuscité des tranchées qui l’avait délivrée de son lourd qualificatif de « veuve de guerre » et qui l’adorait.

Lorsque des années après notre grand-mère, notre faux grand-père mourut, nous aurions voulu conserver la maison. Il nous en avait supplié par lettre. Mais la succession était compliquée et la maison fut vendue. Mais elle existe toujours et son aura retentit encore de nos rires et de nos jeux.

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